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L’étonnante postérité de Charles de Vion d’Alibray, ou la confiance numérique des élèves

Clin d’œil. Un spot publicitaire me rappelant les élèves qui consultent en douce Internet sur leur Smartphone pendant le cours !

Les « profs connectés » s’en souviennent, du reste l’affaire a fait grand bruit aussi parmi les médias classiques. Je veux parler, en cette veille de rentrée, de ce prof de lettres parisien qui avait suscité l’hilarité gênée de ses élèves et des polémiques publiques généreuses suite à la « farce éducative » qu’il avait élaborée : habitué bien malgré lui aux plagiats du web qu’il trouvait de plus en plus fréquemment dans les copies de ses élèves, il entreprit de concocter une belle pochade de début de 21e siècle, créant une fiche d’auteur erronée sur Wikipédia concernant un poète obscur nommé Charles de Vion d’Alibray puis « pourrissant » deux sites de fiches de dissertation payantes où s’abreuvent les élèves en panne. Une mystification dans les règles, de fausses indications biographiques à propos du poète sur « l’encyclopédie collaborative en ligne », et un commentaire déjanté du poème-même (quoique vaguement « vraisemblable ») sur deux sites d’accès payant trop souvent consultés. Enfin, rentrée faite, il avait soumis aux bancs et à l’arrière-ban de sa classe un poème de Vion d’Alibray à commenter à domicile… La grande majorité des élèves s’étaient rués sur le web pour y puiser informations… et suggestions d’analyse.

Distribuant ensuite les copies corrigées dans sa classe, le prof avait pris sur les faits tous les tricheurs et leur donna ainsi une bonne leçon, – enfonçant (gentiment) le poing sur les « e » ! L’intention pédagogique était clairement affichée, et fut entendue. Un jeu de masques et de dévoilements que ne bouderont pas les littéraires les plus enragés, certainement ! Les étudiants aussi, paraît-il, ont apprécié.

Ce prof, Loys Bonod, a fait un compte-rendu détaillé de l’épisode sur son blog au mois de mars 2012, dans un post intitulé « Comment j’ai pourri le web: petite leçon amusante sur l’usage du numérique en lettres ». C’est ce post qui a entraîné réactions et reportages sur divers médias web, presse et télé et dans le forum installé sur son propre site.

Bref, l’affaire avait fait du bruit. Je l’ai apprise de mon côté de la plus jolie façon, grâce à un récit d’élève du lycée même où s’est produit cette délicieuse calamité, et où j’avais enseigné au cours du mois précédant l’affaire. Cette bonne élève me relata sobrement l’épisode et me « renvoya au web » pour plus d’informations… Précautionneusement elliptique, sourire admiratif en prime… Les réactions publiques, notamment dans la communauté enseignante, se sont divisées pendant ce temps à grand bruit en deux camps. Il est bien possible que les admirateurs et rieurs l’emportèrent. Mais les arguments « contre » étaient audibles aussi: un prof se doit de montrer l’exemple; quant à l’école, elle doit être un sanctuaire où le Vrai règne en maître quasi divin. Et des sanctuaires, il en faut, notamment en situation de transmission aussi particulière que l’Education publique !

Il semblerait que les jeunes, eux, – et à mon sens aussi les journalistes, à qui fut reproché pourtant parfois l’amplification, – ont apprécié pourtant la beauté d’un évènement consciemment transgressif et qui prend valeur d’exception : une ruse de l’esprit osant le hors-limite, pour éclairer mieux une voie incertaine, sans crainte de ses propres paradoxes. Bref, l’autre visage de la transmission et de l’enseignement. L’autre face de l’intellect.

LES JOURNALISTES AUSSI

On ne peut oublier que les journalistes eux aussi, ces artisans de l’info, se posent la question de l’utilisation des sources. Cela donne lieu d’une part à réflexions et débats, d’autre part à l’élaboration de chartes, jusqu’au coeur des agences de presse elles-mêmes considérées historiquement comme des « sanctuaires » par la profession (ainsi, celle de l’AFP, – voire l’interview de la directrice adjointe de l’information sur le site d’Erwann Gaucher, idem sa mise en scène sur le site d’Educavox tenu par l’enseignant Daniel Salles… – signe qu’il y a bien des enjeux communs.)

Quant à moi, pour ma gouvernance personnelle, je retiens au final particulièrement cette conclusion du professeur Loys Bonod en personne, lorsqu’il insiste sur le fait que « les élèves n’osent pas réfléchir par eux-mêmes », du moins pas face à l’institution, ce qui rejoint mon propre sentiment.

Et je découvre cette semaine également avec grand intérêt un article sur le blog « Hôtel Wikipédia » paru dans la même période à propos de « l’affaire ». Il a été rédigé par Pierre-Carl Langlais, « contributeur et membre du comité d’arbitrage de la Wikipédia francophone ». Prenant au passage la défense de Wikipédia mise à mal dans l’histoire, il expose de manière intéressante combien ce sont nos modes de lecture et de traitement de l’information qui sont en première ligne. Et alors que la communauté éducative rappelle encore souvent que seuls les ouvrages à valeur scientifique avérée sont des sources autorisées, Pierre-Carl Langlais cite surtout les nombreux usages, parfois à leurs propres dépens, que font de Wikipédia bien des autorités actuelles !

Comment dès lors exiger des élèves qu’ils contournent obstinément des pratiques devenues courantes, et, admises jusqu’au sommet de la société ? L’enjeu est « l’éducation à l’information, sa recherche et son traitement », en somme, ce qui n’exclut pas, au contraire, une hiérarchisation incluse des types de source.

Ce débat très central ne peut cependant en cacher deux autres au moins qui sont propres cette fois à l’éducation. Premièrement, comment rendre compatibles la préservation et la transmission humaniste des savoirs dans leurs diverses exigences, avec les pratiques connectées actuelles, aussi neuves qu’écrasantes et mouvantes, et qu’il faut bien considérer ? Sur ce point, les réflexions, mais surtout des expérimentations concrètes de qualité, émergent parmi les tâtonnements inévitables. Un exemple tout fraichement publié en ligne et remarquable: « un réseau social sur le Web en classe de Latin pour entrer dans les Humanités numériques« . Second enjeu : comment apprendre aux jeunes à oser penser par eux-mêmes ? L’insolence intellectuelle joyeuse et cadrée portée par la démonstration de Loys Bonod est selon moi une forme partielle de réponse…. La sacralisation des savoirs ne peut se passer de moyens audacieux pour les aborder à leur juste hauteur et en commencer effectivement l’escalade.

Voilà pourquoi du reste il me touche et me désole à la fois de constater que sur la page actualisée de Charles de Vion d’Alibray sur Wikipédia, contrairement aux habitudes, nulle mention n’est faite du rocambolesque épisode 2012. Loys Bonod avait agi simplement en prof, à l’ombre premier des murs de sa classe…

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